Le rideau tombe sur la paroisse des ouvriers

On peut s’imaginer l’atmosphère festive qui règne le soir du 24 décembre 1921, alors que des centaines de fidèles affluent du quartier ouvrier afin de se rendre à la célébration de la messe de minuit dans la nouvelle église Sainte-Marguerite-Marie. Tout en étant solennelle, l’heure doit également être propice aux réjouissances. Dans un secteur de Magog qui était complètement désert à peine 40 ans auparavant, se dresse maintenant une paroisse neuve, fraîchement érigée (15 septembre 1921), dont les 1 431 habitants, répartis dans 274 familles, constituent le socle.

Parmi ceux qui assistent à la cérémonie, combien peuvent apprécier le chemin parcouru ? Bien peu on peut croire. Car il faut remonter à 1884, et à l’implantation de l’industrie textile, avant de voir l’identité de l’Est de Magog prendre forme. Lentement d’abord. Puis, plus rapidement à mesure que les emplois se multiplient et que la filature et l’imprimerie, passées aux mains de la Dominion Textile en 1905, ne connaissent une certaine stabilité.

À l’ombre des cheminées croît un quartier jeune, d’une remarquable homogénéité. Presque exclusivement francophone et catholique, la population qui prend racine à proximité des usines bouleverse la géographie magogoise, entraînant une extension du territoire habité vers l’Est, sur des rues dont les noms trahissent un sentiment religieux bien ancré (Saint-Joseph, Sainte-Marie, Saint-Luc, etc.). Gonflée par une immigration importante, dont une bonne part arrive des campagnes et de la région de la Beauce, cette masse remuante s’impose numériquement : lorsque Sainte-Marguerite-Marie voit le jour en 1921, elle compte presque le tiers des 5 159 habitants de la ville.

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La première église Sainte-Marguerite-Marie vers 1925. (Coll. SHM)

Côté influence, l’affaire est plus corsée. Face à Saint-Patrice, son aînée de 35 ans, Sainte-Marguerite-Marie peine à faire valoir ses priorités. Dès le XIXe siècle, des dossiers traînants comme la construction d’un viaduc ou d’une école pour les enfants du secteur indiquent que la partie s’annonce difficile. L’avantage du nombre, la présence de plusieurs commerçants et l’influence politique jouent toujours en faveur de Saint-Patrice, ce qui contribue au sentiment d’aliénation qui se développe dans l’Est. Plus qu’une simple dénivellation physique, l’expression «bas de la ville» trahit une réalité sociale et économique. Il faudra du temps avant qu’elle ne s’estompe. Dans les années 1920, une Commission scolaire dissidente est même formée dans la paroisse. Elle se veut une réplique à celle en place qui tarde toujours à concrétiser le projet d’école.

Au fil des ans, Sainte-Marguerite-Marie prend néanmoins sa place. Le système politique adopté en 1912 permet au quartier d’être mieux représenté à l’Hôtel de Ville. Avec le temps, les Elzéar Saint-Jean, Lazare Gingras, Ernest Simard et Ovila Bergeron se verront même ouvrir les portes de la mairie.

Plus important encore, le combat mené par les paroissiens aboutit en 1928 avec l’ouverture du couvent Sainte-Marguerite-Marie. Filles et garçons le fréquentent jusqu’à ce que le Collège accueille les garçons, en 1938. L’ouverture sur le savoir passera dorénavant par la rue Saint-David !

Couvent Ste-Marguerite (301)
Le couvent Sainte-Marguerite-Marie, devenu Collège de garçons en 1938. (Coll. SHM)

À ces pôles incontournables que sont les écoles, s’en greffent bien d’autres. Comme dans Saint-Patrice, les rues Principale et Saint-Patrice sont les artères commerciales par excellence du quartier. Les gens d’affaires du coin (Gaudreau, Désautels, Landreville, Pratte, Clément, Gingras, Lacroix, etc.) sont aussi connus que leurs produits. L’industriel Didace Audet, par exemple, transforme le bois sur la rue Saint-Pierre. Côté divertissement, la paroisse compte sur son cinéma, Le Capitole des frères Simard (angle Saint-David et Principale), où l’on présente des «vues» en français.

Un folklore local, propre à Sainte-Marguerite-Marie, se développe. Ses points de repère se font une niche dans le vocabulaire magogois. «Le cap», une butte située sur le terrain de la Dominion Textile, près de la rue Saint-Pierre, est un lieu de rassemblement et de loisirs. À l’est du pont qui enjambe la rivière, on retrouve le «Michigan», quartier peu peuplé qui vit dans un isolement relatif. Puis il y a la «swamp», le chemin des Caya (l’actuelle rue Nicolas-Viel) et quoi encore.

Une vie communautaire foisonnante reflète la vitalité de la paroisse qui, en 1941, compte maintenant 40 % de la population magogoise. Avec entre autres sa JOC, sa Société Saint-Vincent-de-Paul, ses patinoires, sa fanfare, sa garde paroissiale et sa Caisse populaire – la première de Magog !- , Sainte-Marguerite-Marie atteint son apogée au cours des années 1930 et 1940. C’est d’ailleurs à ce moment qu’arrive le curé qui marquera le plus son histoire. Véritable homme orchestre, Origène Vel est, de 1939 à 1969, l’incarnation du curé omniprésent. Cheville ouvrière d’une foule d’initiatives…il se tient également bien informé de toutes les autres ! Rien n’échappe au curé Vel qui laissera un souvenir durable dans la mémoire de ses ouailles.

glise Ste-Marguerite, arrière 3:4 avec prespytère
Alors que subsiste encore l’ancienne église Sainte-Marguerite-Marie, on en construit une toute neuve, qui sera inaugurée en 1950. Au terme de la construction, on démolira la première, qui occupait l’espace du parvis de la nouvelle église. Celle-ci communiquera par l’arrière avec le presbytère de la paroisse. (Photos coll. SHM)

911-1 - Ste Marguerite en construction

Paradoxalement, alors que s’érige une nouvelle église à la stature impressionnante, en 1949, Sainte-Marguerite-Marie amorce un lent déclin. Amputée d’une partie de son territoire en 1945 avec la création de Saint-Jean-Bosco, la paroisse des ouvriers est à nouveau tailladée en 1965 alors que Saint-Pie X voit le jour dans la partie Est de la ville. La prospérité d’après-guerre, qui facilite l’achat d’une automobile et l’accès à la propriété, permet graduellement aux travailleurs d’habiter plus loin des usines. Cette logique s’applique également aux consommateurs, plus enclins à regarder ailleurs pour se procurer les biens qu’ils achetaient jadis des commerçants du secteur.

glise Ste-Marguerite vers 2012 (Bibliothèque)
L’église Sainte-Marguerite-Marie dans toute sa splendeur d’esprit “art déco”, désaffectée et transformée en la Bibliothèque Memphrémagog en 2012. (Photographe inconnu)

Deux grandes grèves de cinq mois, en 1959 et 1966, mettent les paroissiens à l’épreuve avant que ne se précisent les baisses d’emploi dans le textile. De plus de 2000 à la fin des années 1940, la main-d’œuvre des usines chute à quelques centaines un demi-siècle plus tard. Dans ce Magog qui compte sur le tourisme et le parc industriel (1964) pour assurer son avenir, Sainte-Marguerite-Marie devient un acteur de plus en plus discret. Ce lent passage vers l’oubli, qui s’est visiblement accéléré depuis quelques années, trouve aujourd’hui son aboutissement avec une nouvelle qui, il y a quelques années à peine, aurait semblé impensable : la fermeture de la paroisse.

 

Le rôle central du textile, maintenant insoupçonnable, fait aujourd’hui place aux interrogations. En attendant que la nouvelle identité du quartier prenne forme, il ne nous reste de l’ancienne que des souvenirs. Des veillées «au cap» aux déjeuners Chez Eddy, en passant par l’écho du sifflet des usines, résonnant à travers la ville pour appeler les ouvriers au travail, les bribes de ce passé qui nous échappe ne vivront désormais que dans la mémoire de nos aînés.

Serge Gaudreau