La “Textile”

Regroupe les articles écrits concernant la Dominion Textile.

Notre incursion dans les feuillets jaunis et dans la paperasse de m. Thomas R. Stock, nous permet de pénétrer dans le quotidien d’un homme de langue anglaise qui, dans les années 1930, travaillait dans les bureaux de la Dominion Textile de Magog. En tant que superviseur du département des «paies», m. Stock était en constante correspondance avec les patrons du bureau-chef de la compagnie située à Montréal. L’échange de lettres entre m. Stock et ces messieurs de Montréal nous informe sur les différentes réglementations qui régissaient l’échelle salariale des employés de l’usine vers 1937, de même que sur les besoins des départements en fournitures diverses. Par exemple, dans une lettre adressée au contrôleur de Montréal en 1937, m. Thomas Stock fournit la liste des appareils de bureau qui sont utilisés au Print Works ainsi qu’au Mechanical Department. Le père de m. Stock, m. Richard Stock, avait, quant à lui, travaillé aux pressoirs de l’imprimerie des tissus (Print Works).

Fonds PR093 Famille Stock

Du mois de novembre 2021 au mois de janvier 2022, nous avons épluché le contenu d’une grande boîte renfermant une importante documentation, en anglais, qui avait été ramassée et conservée par m. Thomas R. Stock. Cette précieuse documentation, nous fut remise par un descendant de cette famille qui compte plusieurs générations de citoyens de la Ville de Magog. Minutieusement, nous avons donc trié, classifié et répertorié, dans un fichier informatique prévu à cet effet, une quantité appréciable de correspondance d’affaires, de pamphlets publicitaires, de brochures informatives, de bons de livraison, de reçus de paiement, de rapports annuels de la Dominion Textile et de d’autres associations sociales et de factures diverses concernant des achats liés à des besoins personnels tout autant qu’à des projets reliés au commerce d’œufs et de volaille ainsi qu’à des vacances et à des croisières.

Sur un plan plus personnel, certains reçus pour paiement nous informent que jusqu’à leur décès en 1938, les parents de m. Thomas R. Stock habitaient avec leur fils au no. 3 de la rue MacDonald à Magog. Également, par le biais d’une bonne partie de la documentation, nous apprenons, qu’au milieu des années 1930, m. Stock s’est investi dans l’élevage de poulets et dans le commerce des volailles et des œufs. Étant donné qu’il occupait toujours son emploi à la Dominion Textile et qu’il semblait toucher un assez bon salaire pour l’époque, on peut se demander ce qui motivait m. Stock à s’installer comme éleveur et commerçant avicole.

La quantité assez surprenante de factures d’épicerie, de quincaillerie, de matériaux de construction, de vêtements, de transport par train, de garagistes, de ferronnerie, de charbon et de bois de chauffage, nous renseignent sur les prix des marchandises entre les années 1920 et 1940. Les multiples achats de m. Thomas Stock, ainsi que ceux de son père, nous permettent également de connaître les noms et les adresses de plusieurs marchands de l’époque habitant la ville de Magog et ses environs.

Le contenu du «Fond Famille Stock» nous ouvre donc quelques bonnes pistes de recherche qui ne peuvent que contribuer à enrichir l’histoire industrielle et sociale de la ville de Magog. À ce titre, les divers documents qui constituent le «Fond Famille Stock» méritent très certainement d’être conservés dans les archives de la Société d’Histoire de Magog.

L’électricité nous apparaît comme un acquis naturel. Aujourd’hui, le fait d’appuyer sur un bouton et de voir la lumière ne nous surprend plus. Difficile d’imaginer que les gens ont vécu sans cette ressource pendant des siècles. À Magog, l’avènement de l’électricité remonte à la fin du 19e siècle. Avant cela, il y a quelques tentatives d’alimenter le secteur industriel en énergie avec des barrages de moindre envergure.

En 1874, un ingénieur hydraulique est engagé pour étudier le potentiel énergétique de la rivière Magog. Puisque ses études sont concluantes, messieurs Alvin H. Moore et William Hobbs, devant la promesse d’énergie abondante, considèrent l’édification d’une usine près de la rivière. C’est ainsi qu’avec la Magog Textile and Print Company, naît le barrage Francis. Grâce à un canal, l’impressionnante construction de 400 pi. de large pour 16 pi. de haut fournit les usines de textile en énergie hydraulique jusqu’en 1915.

Le barrage hydroélectrique de la Dominion Textile autour de 1927. La Société d’histoire de Magog
Photo actuelle: Marco Bergeron

En 1891, le conseil de ville reçoit une offre de la Royal Electric Co. et de C.F. Beauchemin qui lui offrent d’installer des points de lumière sur la rue Principale. On parle alors de 20 lumières et 16 bougies allumables simultanément tous les soirs. Quelques années après, un dénommé Bernard Lemay fait la demande au conseil de ville pour installer une « usine d’éclairage électrique des rues », mais la chose n’est pas envisageable à l’époque. Et on ne pense pas encore à éclairer les maisons. Le conseil de ville change d’idée le 1er juin 1897 lorsqu’il vote le règlement menant à la construction d’un barrage hydroélectrique, situé à moins de deux kilomètres en aval des usines. Le coût total du projet ne devrait pas dépasser les 10 000$. Pour célébrer cette avancée technologique, on organise un concert dans la salle de l’ancien conseil de ville en l’honneur de la journée où l’on allume les lumières pour la première fois. C’est finalement en décembre 1897 que les maisons et les rues sont électrifiées à Magog.

Évidemment, les coûts d’utilisation de l’électricité à l’époque sont bien différents des montants actuels ; à l’époque, on dépense de 2$ à 4$ par année pour une ampoule de 16 bougies. Déjà en 1902, on indique au chef de police, monsieur Foucher, de bien avertir ses consommateurs d’éteindre les ampoules lorsqu’elles ne sont pas utilisées. Un réflexe intelligent !

Jusqu’en 1909, Magog se contente de ces installations hydrauliques pour s’alimenter en électricité. La toute nouvellement nommée Dominion Textile Company, en 1905, ne peut en dire autant. Devant ce constat, elle propose à la Ville de Magog une entente pour la construction d’un autre barrage hydroélectrique pour remplacer celui de 1897… sans lequel elle menace de fermer son usine de Magog ! Même si Magog a peu de pouvoir de négociation, on instaure un comité de 32 citoyens pour discuter de l’entente avec la Dominion Textile. Un contrat entre cette dernière et la Ville de Magog est signé le 28 mai 1911 ; il prévoit un partage qui, à court terme, satisfait les deux parties. Ce barrage est construit la même année. L’usage commun de l’électricité dure jusqu’en 1946, date à laquelle l’entente prend fin.

Tant à Magog qu’ailleurs en province, le secteur industriel vit des heures difficiles. Coupures de personnel, déménagements, fermetures : ces nouvelles nourrissent un climat d’instabilité qui suscite des inquiétudes. Chez certains, la situation éveille même la nostalgie pour cette période révolue où le secteur manufacturier, jadis tout-puissant, supportait l’économie locale sur ses épaules.

 La Dominion Textile en 1914. Déjà à cette époque, elle engageait des centaines de Magogois. Fonds studios RC. La Société d'histoire de Magog

La Dominion Textile en 1914. Déjà à cette époque, elle engageait des centaines de Magogois. Fonds studios RC. La Société d’histoire de Magog

Pourtant, ce portrait avait aussi des teintes de gris. D’ailleurs, à la lecture d’une «Monographie de la ville de Magog» écrite il y a 60 ans, en mars 1948, on pourrait même être tenté de reprendre le vieil adage : «Quand on se regarde, on se désole, quand on se compare, on se console». L’auteur du document, Marcel Savard des Hautes Études commerciales de Montréal, brosse en effet un panorama de l’économie de l’après-guerre qui met en relief des lacunes évidentes.

Évidemment, la domination de la Dominion Textile (DT) est alors incontestée. Ses 2000 emplois, combinés aux 188 de sa filiale, l’Industrial Specialty (Bobbin Shop), constituent 90% de la main-d’œuvre industrielle locale. Dans leur ombre, il y a bien la Fonderie de Magog, la L & L Textile (tissage de la soie), Millette & frères (jouets), Magog Excelsior Pad (coussins), Bombardier & frères (meubles) et Lucien Lavigne (boissons gazeuses). Mais collectivement, ces industries ne génèrent qu’une centaine d’emplois, total peu impressionnant auquel se greffe la quarantaine de jobs qui proviennent des fabricants de portes et châssis (Colin C. MacPherson, Théo Langlois, Didace Audet, Nérée-Honoré Grenier).

Hors du textile donc, l’emploi est rare. Et selon Savard, le commerce est une bien faible alternative au secteur manufacturier. En tout, Magog compterait 122 établissements qui, en excluant les propriétaires, donneraient du travail à 176 personnes. La palette est diversifiée –alimentation, vêtements, vente au détail, etc.- , mais il n’y a pas de quoi pavoiser si l’on considère que Magog compte environ 10 000 habitants et que les salaires dans le commerce, en moyenne 752 $ par personne annuellement, sont même inférieurs à ceux du textile.

La diversification de l’économie est donc un enjeu pressant dont tous sont conscients. Le hic, c’est que le vétuste système d’électricité municipal peine à desservir la demande. Cette lacune devient un obstacle incontournable lorsqu’un industriel manifeste le désir de s’établir à Magog. Les élus peineront encore pendant quelques années avant d’y apporter une solution durable.

Cela dit, tout n’est pas négatif. Entre 1946 et 1949, la DT investit plusieurs millions dans la modernisation de sa filature. La nouvelle est rassurante. Elle met cependant en évidence une réalité qui n’échappe pas aux ouvriers : les nouvelles technologies permettent de produire davantage, à moindre coût, sans pour autant augmenter la main-d’œuvre.

Cette modernisation est pourtant indispensable. La menace posée par les pays à faibles coûts de production (Japon, Malaisie, etc.) sème en effet l’inquiétude au sein de l’industrie textile. Dans leur organe, «Les moulins des Cantons de l’Est», les dirigeants de la DT supplient les gouvernements d’arrêter le flot des importations asiatiques. Les accords du GATT –l’ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce- leur font même dire que le jour n’est pas loin où le textile canadien périra étouffé sous cette concurrence.

Cette prophétie prendra un certain temps à se matérialiser. Mais elle est révélatrice des angoisses du moment, angoisses qui contrastent quelque peu avec l’image sereine que nous avons du Magog de l’après-guerre. Système d’électricité inadéquat, monopole industriel de la DT, ossature commerciale fragile, menace des importations étrangères : ces problèmes ont dû faire dire à plusieurs de nos ancêtres qu’il n’était pas facile de vivre en 1948 et que l’avenir ne s’annonçait guère plus enthousiasmant.

Ce vieux refrain n’est pas sans nous rappeler que nous tendons souvent à oublier nos appréhensions avec le temps et à ne retenir du passé que les souvenirs qui nous réconfortent. Les années 1940, c’était ça le bon vieux temps ? Peut-être. Mais ne nous y méprenons pas : lorsque ses moments sombres se seront eux aussi évanouis -du moins espérons-le!- , on dira sans doute la même chose de ce début de XXIe siècle.

Serge Gaudreau

Partir ou rester ? Pendant les périodes de ralentissement économique, comme celle que nous vivons en ce moment, la question se pose souvent de façon pressante. Voire angoissante.

La crise des années 1930 a, elle aussi, forcé les victimes de la dépression à prendre des décisions pénibles. Même si, en comparaison avec d’autres villes, Magog se débrouille assez bien au niveau de l’emploi, plusieurs de ses citoyens se demandent alors s’il n’y a pas, pour eux et les leurs, une meilleure vie qui les attend ailleurs.

Le retour à la terre, solution privilégiée par certains pour échapper au marasme, est une option qui fait son chemin. Parmi les 345 colons de la région estrienne qui expriment le désir de se rendre au Témiscaming en mai 1935, 2 proviennent de la paroisse Saint-Patrice et 29 de Sainte-Marguerite-Marie. À l’automne 1936, la presse rapporte aussi que d’autres Magogois, dont Arthur Auclair et ses 11 enfants, ainsi qu’Émile Cliche, vont mettre le cap sur Bellecombe, une dizaine de kilomètres au sud de Rouyn. Combien d’entre eux restent ? Combien reviennent ? Rien ne nous permet de l’affirmer avec précision.

En revanche, on peut avancer avec certitude que si quelques Magogois décident de quitter leur ville, il y en a encore plus qui choisissent de venir s’y établir en temps de crise. En effet, même si le rendement des usines est miné par les cycles capricieux de l’économie, la perspective de travailler dans le textile est suffisamment aguichante pour attirer à Magog des gens de l’extérieur.

La Dominion textile employait un grand nombre de Beaucerons durant la crise, ce qui ne plaisait pas à tous... Ici, un travailleur s'affaire à la teinture - Fonds George A. W. Abbott. La Société d'histoire de Magog
La Dominion textile employait un grand nombre de Beaucerons durant la crise, ce qui ne plaisait pas à tous… Ici, un travailleur s’affaire à la teinture – Fonds George A. W. Abbott. La Société d’histoire de Magog

L’arrivée de nouvelles «mains» en période de turbulences peut être interprétée comme un signe de prospérité. Elle n’en suscite pas moins des inquiétudes. En 1932, le secrétaire trésorier Alphonse Girard estime que la hausse de population, qu’il évalue à 300 personnes -«en bonne partie des gens qui ont quitté la terre» – , crée un déséquilibre entre «l’offre et la demande sur le marché du travail». Bref, que la venue de ces nouveaux Magogois risque de peser lourd sur la communauté en cas d’instabilité.

Cette appréhension est partagée par plusieurs. Mais il y a plus. Au cours de la décennie, plusieurs demandes sont adressées à la Dominion Textile afin qu’elle n’engage que des gens qui habitent dans la ville depuis au moins 12 mois. Cette exigence, formulée par les élus et le syndicat, est vraisemblablement une réaction à l’embauche d’étrangers dans les usines, alors que des «locaux» peinent à se trouver du boulot. Le phénomène semble assez répandu. On parle même d’un véritable réseau pour décrire l’immigration provenant de la Beauce, un réservoir de main-d’œuvre depuis belle lurette pour la Dominion Textile. L’arrivée de nombreux Beaucerons à Magog, particulièrement dans Sainte-Marguerite-Marie, incitera des gens à qualifier le quartier ouvrier de «petite Beauce»

Les tensions qui en résultent réapparaissent à la surface en 1938-1939, alors que la filature et l’imprimerie recommencent à fonctionner au ralenti. La grogne est telle qu’en mars 1939 le conseil de ville, emporté par le vent de panique, adopte une résolution dans laquelle il «estime que l’arrivée de nouveaux immigrants nuirait aux Canadiens et pour cette cause se déclare opposé à toute immigration.»

Le retour à la croissance peu après le déclenchement de la guerre, en 1939, mettra temporairement fin à ce débat. De l’ouvrage, il y en aura désormais pour tous, même les femmes auxquelles on devra recourir massivement pour maintenir la production effrénée des cinq prochaines années. Pour le moment du moins, il ne sera plus question de quitter Magog pour des raisons d’emploi !

Serge Gaudreau

Une des premières industries implantées le long de la rivière Magog, dans le village de l’Outlet, est la fabrique de laine que l’Américain Joseph Atwood met sur pied en 1825. À l’image de la communauté qui prend forme à cet endroit, cette initiative reste de dimension modeste. Passée en 1845 aux mains de la Magog Manufacturing Co., une entreprise locale, cette petite usine, qui emploie quelques dizaines de personnes, disparaît finalement sous les flammes en 1857. L’avènement du chemin de fer à Magog, en 1877, relance l’idée d’une initiative industrielle d’envergure susceptible de donner une impulsion significative au développement de l’économie magogoise. C’est encore une fois vers le textile que se tourne un petit groupe de promoteurs dont les figures de proue sont l’industriel William Hobbs et l’homme d’affaires Alvin H. Moore, un des personnages les plus influents de la communauté.

En plein essor au Canada, le textile profite à ce moment des tarifs protectionnistes prévus par la politique nationale de 1879 du gouvernement conservateur. Alors que plusieurs filatures de coton voient le jour, les dirigeants de la Magog Textile & Print Co., une entreprise fondée en 1883, misent pour leur part sur une originalité : la construction d’une usine servant à faire le blanchiment et l’impression du coton. C’est ainsi qu’une pièce de coton est imprimée pour la première fois au Canada à Magog, en juillet 1884.

Faisant preuve de prudence, les administrateurs de la Magog Textile & Print Co. décident également d’implanter une filature à Magog. Celle-ci entre en activité en 1888. Elle génère à ses débuts quelques centaines d’emplois qui, en se greffant aux 150 de l’imprimerie, font rapidement du textile le principal pôle de croissance de la région immédiate. Cette étroite association entre Magog, qui devient une municipalité de village en 1888, et son usine principale, va perdurer pendant plus d’un siècle. En fait, la situation économique de la communauté est directement liée à celle de ses usines qui, malgré des périodes d’incertitude, continuent de croître sous la gestion de la Dominion Cotton Mills (1889-1905), puis de la Dominion Textile. Au moment de sa création, en 1905, cette entreprise procure du travail à plus de 1000 Magogois, chiffre qui est doublé, et même plus, autour de la Deuxième Guerre mondiale. Même si elle n’est pas toujours facile, la collaboration entre les élus et les dirigeants de l’usine permet également de développer des infrastructures, comme le réseau d’électricité, qui contribuent au progrès de la collectivité.

Barrage DT

Barrage hydroélectrique de la Dominion Textile (Photographe inconnu, fonds Bibliothèque Memphrémagog, coll. SHM)

 

Il faut attendre les années 1960 et 1970 avant de voir l’identité de Magog, qui a toutes les caractéristiques d’une ville mono-industrielle, prendre un nouveau visage. Le tourisme, les services et le parc industriel favorisent une diversification de l’économie, souhaitée depuis longtemps, qui compense pour le ralentissement du textile. Un ensemble de facteurs, dont les avancées technologiques et la concurrence internationale, affectent en effet les usines dont le personnel passe sous la barre des 1000 emplois au cours des années 1990. Ces années sont également marquées par des changements de propriétaires.

Plus qu’un phénomène passager, cette instabilité constitue une tendance lourde pour le textile qui se précise au début du XXIe siècle, laissant même entrevoir sa disparition à plus ou moins long terme. Cent vingt-cinq ans après l’impression de la première pièce de coton au Canada, l’aventure du textile, qui a survécu à mille embûches et hypothèses défaitistes, semble plus que jamais sur le point d’atteindre son dénouement. C’est ce qui survient en novembre 2011 alors que la filature cesse ses activités.

Serge Gaudreau

On peut s’imaginer l’atmosphère festive qui règne le soir du 24 décembre 1921, alors que des centaines de fidèles affluent du quartier ouvrier afin de se rendre à la célébration de la messe de minuit dans la nouvelle église Sainte-Marguerite-Marie. Tout en étant solennelle, l’heure doit également être propice aux réjouissances. Dans un secteur de Magog qui était complètement désert à peine 40 ans auparavant, se dresse maintenant une paroisse neuve, fraîchement érigée (15 septembre 1921), dont les 1 431 habitants, répartis dans 274 familles, constituent le socle.

Parmi ceux qui assistent à la cérémonie, combien peuvent apprécier le chemin parcouru ? Bien peu on peut croire. Car il faut remonter à 1884, et à l’implantation de l’industrie textile, avant de voir l’identité de l’Est de Magog prendre forme. Lentement d’abord. Puis, plus rapidement à mesure que les emplois se multiplient et que la filature et l’imprimerie, passées aux mains de la Dominion Textile en 1905, ne connaissent une certaine stabilité.

À l’ombre des cheminées croît un quartier jeune, d’une remarquable homogénéité. Presque exclusivement francophone et catholique, la population qui prend racine à proximité des usines bouleverse la géographie magogoise, entraînant une extension du territoire habité vers l’Est, sur des rues dont les noms trahissent un sentiment religieux bien ancré (Saint-Joseph, Sainte-Marie, Saint-Luc, etc.). Gonflée par une immigration importante, dont une bonne part arrive des campagnes et de la région de la Beauce, cette masse remuante s’impose numériquement : lorsque Sainte-Marguerite-Marie voit le jour en 1921, elle compte presque le tiers des 5 159 habitants de la ville.

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La première église Sainte-Marguerite-Marie vers 1925. (Coll. SHM)

Côté influence, l’affaire est plus corsée. Face à Saint-Patrice, son aînée de 35 ans, Sainte-Marguerite-Marie peine à faire valoir ses priorités. Dès le XIXe siècle, des dossiers traînants comme la construction d’un viaduc ou d’une école pour les enfants du secteur indiquent que la partie s’annonce difficile. L’avantage du nombre, la présence de plusieurs commerçants et l’influence politique jouent toujours en faveur de Saint-Patrice, ce qui contribue au sentiment d’aliénation qui se développe dans l’Est. Plus qu’une simple dénivellation physique, l’expression «bas de la ville» trahit une réalité sociale et économique. Il faudra du temps avant qu’elle ne s’estompe. Dans les années 1920, une Commission scolaire dissidente est même formée dans la paroisse. Elle se veut une réplique à celle en place qui tarde toujours à concrétiser le projet d’école.

Au fil des ans, Sainte-Marguerite-Marie prend néanmoins sa place. Le système politique adopté en 1912 permet au quartier d’être mieux représenté à l’Hôtel de Ville. Avec le temps, les Elzéar Saint-Jean, Lazare Gingras, Ernest Simard et Ovila Bergeron se verront même ouvrir les portes de la mairie.

Plus important encore, le combat mené par les paroissiens aboutit en 1928 avec l’ouverture du couvent Sainte-Marguerite-Marie. Filles et garçons le fréquentent jusqu’à ce que le Collège accueille les garçons, en 1938. L’ouverture sur le savoir passera dorénavant par la rue Saint-David !

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Le couvent Sainte-Marguerite-Marie, devenu Collège de garçons en 1938. (Coll. SHM)

À ces pôles incontournables que sont les écoles, s’en greffent bien d’autres. Comme dans Saint-Patrice, les rues Principale et Saint-Patrice sont les artères commerciales par excellence du quartier. Les gens d’affaires du coin (Gaudreau, Désautels, Landreville, Pratte, Clément, Gingras, Lacroix, etc.) sont aussi connus que leurs produits. L’industriel Didace Audet, par exemple, transforme le bois sur la rue Saint-Pierre. Côté divertissement, la paroisse compte sur son cinéma, Le Capitole des frères Simard (angle Saint-David et Principale), où l’on présente des «vues» en français.

Un folklore local, propre à Sainte-Marguerite-Marie, se développe. Ses points de repère se font une niche dans le vocabulaire magogois. «Le cap», une butte située sur le terrain de la Dominion Textile, près de la rue Saint-Pierre, est un lieu de rassemblement et de loisirs. À l’est du pont qui enjambe la rivière, on retrouve le «Michigan», quartier peu peuplé qui vit dans un isolement relatif. Puis il y a la «swamp», le chemin des Caya (l’actuelle rue Nicolas-Viel) et quoi encore.

Une vie communautaire foisonnante reflète la vitalité de la paroisse qui, en 1941, compte maintenant 40 % de la population magogoise. Avec entre autres sa JOC, sa Société Saint-Vincent-de-Paul, ses patinoires, sa fanfare, sa garde paroissiale et sa Caisse populaire – la première de Magog !- , Sainte-Marguerite-Marie atteint son apogée au cours des années 1930 et 1940. C’est d’ailleurs à ce moment qu’arrive le curé qui marquera le plus son histoire. Véritable homme orchestre, Origène Vel est, de 1939 à 1969, l’incarnation du curé omniprésent. Cheville ouvrière d’une foule d’initiatives…il se tient également bien informé de toutes les autres ! Rien n’échappe au curé Vel qui laissera un souvenir durable dans la mémoire de ses ouailles.

glise Ste-Marguerite, arrière 3:4 avec prespytère
Alors que subsiste encore l’ancienne église Sainte-Marguerite-Marie, on en construit une toute neuve, qui sera inaugurée en 1950. Au terme de la construction, on démolira la première, qui occupait l’espace du parvis de la nouvelle église. Celle-ci communiquera par l’arrière avec le presbytère de la paroisse. (Photos coll. SHM)

911-1 - Ste Marguerite en construction

Paradoxalement, alors que s’érige une nouvelle église à la stature impressionnante, en 1949, Sainte-Marguerite-Marie amorce un lent déclin. Amputée d’une partie de son territoire en 1945 avec la création de Saint-Jean-Bosco, la paroisse des ouvriers est à nouveau tailladée en 1965 alors que Saint-Pie X voit le jour dans la partie Est de la ville. La prospérité d’après-guerre, qui facilite l’achat d’une automobile et l’accès à la propriété, permet graduellement aux travailleurs d’habiter plus loin des usines. Cette logique s’applique également aux consommateurs, plus enclins à regarder ailleurs pour se procurer les biens qu’ils achetaient jadis des commerçants du secteur.

glise Ste-Marguerite vers 2012 (Bibliothèque)
L’église Sainte-Marguerite-Marie dans toute sa splendeur d’esprit “art déco”, désaffectée et transformée en la Bibliothèque Memphrémagog en 2012. (Photographe inconnu)

Deux grandes grèves de cinq mois, en 1959 et 1966, mettent les paroissiens à l’épreuve avant que ne se précisent les baisses d’emploi dans le textile. De plus de 2000 à la fin des années 1940, la main-d’œuvre des usines chute à quelques centaines un demi-siècle plus tard. Dans ce Magog qui compte sur le tourisme et le parc industriel (1964) pour assurer son avenir, Sainte-Marguerite-Marie devient un acteur de plus en plus discret. Ce lent passage vers l’oubli, qui s’est visiblement accéléré depuis quelques années, trouve aujourd’hui son aboutissement avec une nouvelle qui, il y a quelques années à peine, aurait semblé impensable : la fermeture de la paroisse.

 

Le rôle central du textile, maintenant insoupçonnable, fait aujourd’hui place aux interrogations. En attendant que la nouvelle identité du quartier prenne forme, il ne nous reste de l’ancienne que des souvenirs. Des veillées «au cap» aux déjeuners Chez Eddy, en passant par l’écho du sifflet des usines, résonnant à travers la ville pour appeler les ouvriers au travail, les bribes de ce passé qui nous échappe ne vivront désormais que dans la mémoire de nos aînés.

Serge Gaudreau

1930
Rues Principale et Merry durant les années 1930 – Fonds studio RC. La Société d’histoire de Magog

En 1929, les marchés boursiers ne sont pas à la portée des ouvriers du textile ou des commis de magasins qui font 9 $ par semaine. Aussi, on peut supposer que peu de Magogois sont affectés par la panique boursière du mois d’octobre.

Mais lorsque le ralentissement de l’économie atteint le secteur industriel, personne n’est épargné. Les premiers signes du marasme se manifestent au début de 1930. En mai, le pharmacien Rodolphe Éthier reconnaît que « les choses sont très tranquilles depuis quelques mois ». Dans les semaines qui suivent, le maire Colin MacPherson écrit au ministre des Travaux publics pour lui faire part de ses inquiétudes. Compter 300 chômeurs de plus qu’à l’habitude dans une ville de 6 000 habitants, c’est assez pour crier au loup.

Avec un budget d’environ 140 000 $, l’administration municipale se retrouve vite à court de ressources. Pour aider les sans-emplois, les gouvernements instaurent les Secours directs et financent des programmes de travaux publics. Pour 1 $ par jour, parfois moins, les chômeurs réparent des routes comme la 1, entre Magog et Granby, installent des égouts, érigent des murs de soutènement à la pointe Merry ou défrichent des terrains au parc du Mont-Orford, fondé en 1938.

Y a-t-il assez d’ouvrage pour tous ? Bien sûr que non. Mais grâce à un relèvement des tarifs douaniers sur le textile, la Dominion Textile évite le pire. Après une période pendant laquelle elles n’offrent que 3 ou 4 jours de travail par semaine, la filature et l’imprimerie retrouvent leur élan et prennent même de l’expansion. En 1935, plus de 1 500 personnes y gagnent leur vie. Le mot se répand. Enviable par rapport à celle d’autres villes du Québec, la situation magogoise attire les chômeurs de l’extérieur. Ce qui ne plaît pas toujours aux locaux qui voudraient qu’on pense d’abord à eux.

Magog n’a pas été épargnée par la crise. Mais à l’exception de quelques ralentissements (1930-1933, 1938-1939), le bilan de la décennie reste étonnamment positif. La population passe de 6 302 à 9 034 habitants et la situation financière de la Ville se bonifie, avec une dette et un taux de taxation à la baisse par rapport à 1929. Pas si mal pour une crise ! D’autant plus que les rues et le système d’égouts sont améliorés au cours de cette période qui laissera également en héritage aux Magogois des bâtisses comme l’aréna de la rue Sherbrooke, le collège Sainte-Marguerite et l’hôpital La Providence.

Serge Gaudreau

Avant de côtoyer le gratin cannois ou hollywoodien, le cinéaste Denys Arcand a fait ses classes au sein de l’Office nationale du film. En septembre 1968, alors qu’il est encore dans la vingtaine, il entreprend le tournage de «On est au coton». Ce documentaire en noir et blanc de plus de 2 heures 40 fait de la fermeture de l’usine Penman’s de Coaticook la toile de fond d’un large panorama de l’industrie textile, un secteur menacé dans lequel œuvrent plusieurs milliers de Québécois.

Du nombre, on compte près de 2 000 Magogois qui sont à l’emploi de la Dominion Textile. Vieilles de près d’un siècle, la filature et l’imprimerie de la rue Principale constituent alors des incontournables pour l’équipe de production qui filme à l’usine Esmond de Granby et à la Celanese de Drummondville.

Malheureusement, se souvient Arcand, la direction montréalaise de la Dominion Textile lui refuse l’accès à ses installations magogoises, prétextant que leur âge avancé «ne donnerait pas une image assez dynamique de la compagnie». Sans cette autorisation, il se rabat sur quelques plans très courts de Magog. Un, pris du côté sud de la rivière, montre l’arrière de la manufacture. Un autre, s’attarde brièvement sur un groupe de travailleurs déambulant devant Chez Eddy, près de la barrière principale.

La dimension locale du documentaire se résumerait à ces scènes si ce n’était du témoignage que livre un ex-employé de la filature, Lucien Gervais. Interviewé dans son domicile de la rue Principale, celui-ci parle de son expérience dans le textile et des problèmes de santé qui l’ont forcé à prendre une retraite prématurée quelques années auparavant. Un moment intense, mais furtif, qui fait regretter ce qui aurait pu constituer un document unique, historique, sur la vie des ouvriers magogois.

Des travailleuses s'affaire au découpage et à l'emballage des tissus à la Dominion Textile - Fonds George A. W. Abbott. La Société d'histoire de Magog
Des travailleuses s’affaire au découpage et à l’emballage des tissus à la Dominion Textile – Fonds George A. W. Abbott. La Société d’histoire de Magog

Conditions difficiles, concurrence étrangère, perspectives d’avenir inquiétantes : le film de Denys Arcand trace d’ailleurs un portrait morose du textile. Il déplaît à ce point au président de la Dominion Textile, Edward F. King, qu’il demande qu’on en retire l’entrevue qu’il a accordée et qui devait y figurer. Sensibles au problème d’image que connaît leur industrie, les dirigeants du Canadian Textile Institute pressent même le gouvernement fédéral d’interdire le film. Ironiquement, cette censure contribuera à sa notoriété avant qu’il ne soit finalement rendu public, en 1976.

À l’aube d’une phase de modernisation importante, le textile a bien changé depuis. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de «On est au coton» dont les images nous retrempent dans ce à quoi ressemblait, à la fin des années 60, le quotidien de milliers de nos concitoyens.

Serge Gaudreau